Grande-Dent de Morcles (2968 m)
16 septembre 2018
Parmi les occupations du XXIe siècle, il en est une que je partage avec beaucoup de personnes ; elle consiste à s’inspirer de la célèbre plateforme internet rouge au bouton “play”. J’ai honteusement passé plusieurs heures (jours ?) dessus. Cependant, parmi les reportages que j’ai visionnés, il y en a certains qui constituent, plus particulièrement, une source d’inspiration.
Comme beaucoup, j’ai été impressionné par la performance exceptionnelle que nous a livré l’alpiniste Ueli Steck en 2016, lorsque celui-ci a gravi les 82 sommets de plus de 4000 m dans les Alpes en seulement 62 jours. Outre cette performance probablement motivée par les sponsors du Suisse, ce qui m’a vraiment marqué, c’est qu’Ueli Steck n’a utilisé que des moyens “propres” pour se déplacer pendant et entre les étapes. En effet, parfois usant du parapente, la plupart du temps du vélo, à aucun moment il ne s’est déplacé avec un véhicule (évidemment, le matériel, lui, s’est déplacé de manière motorisée).
Aujourd’hui vivant dans le Chablais, j’ai la chance d’avoir la vue directe sur la Petite Dent de Morcles. Un matin d’été 2017, il m’est venu l’idée de gravir sa grande soeur en partant depuis mon domicile à Bex (427 m). Après un calcul précis de la distance de l’itinéraire, de la dénivellation et de la durée, j’ai choisi de partir une année plus tard, au petit matin à 4h15 alors que la nuit était encore présente et que quelques jeunes fêtaient la rentrée scolaire dans le coffre d’un pick-up.
La longue montée dans la forêt jusqu’à la Croix de Javerne (2096 m) fut très monotone à l’exception des deux groupes de chamois que j’ai croisés aux environs des Ravorens (900 m). Très curieux, j’ai bien cru qu’un des chamois du premier groupe voulait venir me serrer la main. Avec du recul, j’admets que j’aurai pu m’épargner ces 1600 m de dénivellation en montant en voiture jusqu’à Javerne, mais alors je n’aurai pu dire que je suis parti de chez moi en fermant la porte et que je suis monté sur la Grande Dent de Morcles. Il faut dire qu’exception faite de ces bovidés, je n’ai croisé aucune autre âme. Ce n’est seulement qu’après avoir passé la Croix de Javerne que j’ai croisé sur le seul chemin menant à la cabane de la Tourche (1.3 km) une trentaine de personnes.
J’ai logiquement choisi de m’y arrêter afin de boire un café bien mérité. L’objectif était enfin presque palpable. Quinze minutes plus tard, je suis reparti pour Rionda (2170 m) devant les yeux ébahis des gardiens de la cabane venant d’apprendre mon itinéraire. Prochaine étape : l’ascension vers le passage que je redoutais le plus : la Grande Vire. En me documentant sur ce passage, j’ai lu qu’il fallait avoir le pied sûr, que le chemin était vertigineux et que l’erreur ne pardonnait pas. En attaquant la montée vers la Grande Vire, j’ai croisé un autre randonneur muni, tout comme moi, de son casque et d’un piolet, ce qui a confirmé les dires de la documentation. Sentant que le rythme était difficile à maintenir, j’ai décidé de me séparer de ce nouveau compagnon en lui faisant signe qu’il aille seul. M’arrêtant de plus en plus fréquemment, je me suis fait rattraper par un groupe de quinca un brin moqueur de ma tenue (chaussures d’alpinisme, casque et piolet) alors qu’ils se déplaçaient en baskets de trail.
A 2630 m, je me suis arrêté à ce fabuleux fort militaire encastré dans la montagne et qui sert de refuge occasionnel au cas où le temps se gâte. J’y fais la rencontre d’un papa et de son fils qui choisi de l’encorder pour l’ascension finale du Nant Rouge. Son fils devait avoir à peine 12 ans, mais aucune trace d’anxiété ne transparaissait. Je me suis forcé à échanger quelques mots avec les quinca qui s’étaient, eux aussi, arrêtés, me complimentant sur la légèreté de mon casque. L’ascension finale du Nant Rouge m’a permis de croiser un couple qui descendait en baskets de trail, elle encordée à lui, dérapant de manière aléatoire alors que son mari encaissait tous les chocs en faisant rouler et tomber sur plusieurs dizaines de mètres des cailloux de multiples tailles. C’est alors que je me suis dit qu’emporter mon casque n’était pas dénué de sens. Lors de cette montée, je suis allé me perdre trop à gauche, vers une sorte de caverne où la caillasse se dérobait sous mes pieds. Cet indice m’a fait réaliser que je n’étais probablement pas sur le bon chemin. De retour sur la bonne voie, j’ai passé sans problème le goulet d’étranglement significatif de la jonction avec le chemin arrivant depuis le col de Fenestral, l’autre accès, moins engagé, qui conduit au sommet. En arrivant au sommet, je croise à nouveau le couple de quinca qui me dit tout de go : “2h depuis Rionda” avec un sourire niais, ce à quoi, je réplique avec un brin de condescendance : “7h depuis Bex…”, les laissant pantois, réalisant le parcours effectué et laissant s’installer la déception de ne finalement pas avoir mis une brique à un petit jeunot.
Je ne me suis que peu attardé au sommet rempli de monde et n’ai pas trouvé la vue si spectaculaire, encore groggy de cette ascension qui annonçait plein de bonnes choses pour la suite. Après avoir félicité le garçon de 12 ans pour son ascension, je me suis alors empressé de redescendre, de fuir la horde de touristes qui montait par le Nant Rouge, certains équipés de baskets Jordan à leurs pieds. Comme souvent, la descente s’effectue très rapidement et le parcours du retour est avalé sans vraiment réalisé sa durée. Je décide ainsi de prendre une chope de bière à la Tourche où je suis félicité par un jeune gardien. Dans mon euphorie, j’ai quelque peu oublié de prendre des photos (excepté au sommet) et pas pris conscience que l’arrêt de la Tourche était un leurre devant lequel m’attendait encore 1700 m de descente. Ce fut la partie la plus difficile de cette excursion. Le jour baissant petit à petit, la forêt fidèle à sa monotonie de l’aller et loin du tourisme de masse, j’ai bien cru que jamais je n’arriverai en bas. Les pieds me faisant de plus en plus mal, j’ai éprouvé énormément de fierté à la sortie de la forêt même si l’arrivée était encore à 2 km environ. Lorsque je suis arrivé au pied de mon immeuble, 12h45 après avoir fermé sa porte, j’ai aperçu ma femme et mes deux enfants dehors se dirigeant au parc qui, en m’observant m’ont souri et couru me rejoindre pour m’embrasser. Pour la première fois, j’ai fondu en larmes après un effort physique. C’est une belle histoire qui se termine bien avec une magnifique récompense finale. Tout est une question de timing…